Ce rapport se lit mieux sur un ordinateur pour faciliter la consultation des tableaux et graphiques. Si vous utiliser un appareil mobile, vous pouvez en lire plus sur les rôles techniques critiques à la productisation de l’IA ici.
Dans un récent « Technology Quarterly », The Economist avait sous-titré : « Après des années d’engouement, l’IA déçoit les attentes ». L’angle adopté abordait deux enjeux fondamentaux : l’accès aux données requises et le fait que les algorithmes n’étaient pas très intelligents, pour le moment. Cela n’est pas surprenant, car une grande partie des communications et contenus médiatiques portant sur l’intelligence artificielle (IA) et l’apprentissage machine (AM) promettait des algorithmes magiques en échange des bonnes données.
Cette équation ne se vérifie cependant qu’en partie, puisqu’il existe bel et bien un potentiel inexploité de l’IA qui peut se réaliser avec les données et les algorithmes actuellement disponibles — mais qui demande que l’on dispose en quantité suffisante d’une autre ressource tout aussi rare pour l’appliquer : le talent. Nos précédentes estimations des viviers de talents se sont concentrées sur les chercheurs en IA — ceux qui rendent les algorithmes plus intelligents et travaillent sur des ensembles de données toujours plus importants — et ce biais d’analyse a peut-être ajouté à l’illusion que c’était tout ce dont nous avions besoin.
Amener l’IA de la recherche vers ses retombées dans le monde réel est une longue chaîne de valeur qui dépend d’un ensemble de compétences et d’expériences. Il est courant de voir des personnes qui peuvent remplir plusieurs fonctions, et le font, car certaines des compétences les plus rares sont nécessaires tout au long de la chaîne de valeur. Malgré ce chevauchement, nous croyons qu’il est utile de classer et d’explorer ces rôles séparément pour mieux comprendre les outils nécessaires pour élaborer et faire fonctionner les solutions d’IA,1 et reconnaître les facettes de l’accessibilité à ce talent.
Cette année, nous avons ajouté des estimations de plusieurs autres rôles techniques spécialisés essentiels dans la chaîne de valeur du développement d’un produit d’IA : ingénierie en AM, mise en œuvre technique et architecture des données. Nous avons mesuré la taille du bassin de talents disponibles pour l’industrie grâce à des données autodéclarées sur les médias sociaux, et la demande, elle, grâce au total mensuel des offres d’emploi pour les mêmes fonctions.
Nous avons également élargi notre vue d’ensemble de ceux qui contribuent à la recherche sur l’IA, et sommes passés de l’utilisation des conférences comme proxy, dont les places limitées ne permettent pas de saisir la croissance complète de l’écosystème, à arXiv. ArXiv est l’endroit où les chercheurs pré-publient leurs articles2 et c’est peut-être ce qui se rapproche le plus d’un recensement de la recherche en IA. Il offre également une vision beaucoup plus large de la croissance de l’IA en incluant des articles sur les méthodes appliquées.
En voici brièvement les points importants
Le nombre total d’auteurs publiant des articles sur l’IA chaque année sur arXiv a augmenté en moyenne de 52,69 % par an depuis 2007. L’année dernière, 58 000 auteurs ont été recensés et nous estimons qu’ils seront 86 000 d’ici la fin de l’année. Parmi les quatre rôles sectoriels que nous avons examinés pour le vivier de talents, nous estimons qu’il y a environ 478 000 personnes (pour plus de détails, voir la section « Les rôles techniques spécialisés de la chaîne de valeur de l’IA » du rapport).
Les classements nationaux figurent dans les deux graphiques ci-dessous, et doivent être consultés avec une note importante sur la méthodologie : nous avons attribué un emplacement en fonction de l’emplacement du siège de la société à laquelle l’auteur est affilié, afin de mettre l’accent sur le lieu où la propriété intellectuelle (PI) est détenue. Ce choix donne un poids important à des pays comme les États-Unis, dont les entreprises de haute technologie disposent de laboratoires de recherche en IA dans le monde entier.
Comme nous l’avons fait par le passé, nous poursuivons plusieurs analyses quantitatives du vivier de talents en matière de recherche, en utilisant cette fois les données d’arXiv plutôt que des conférences (pour plus de détails, voir la section du rapport « Les ressources humaines qui rendent l’IA plus intelligente »).
1- Le talent reste mondial et mobile (du moins avant la pandémie)
Notre analyse montre qu’au moins pour les personnes qui contribuent à la recherche, le réservoir de talents est véritablement mondial. Les collaborations se poursuivent dans le monde entier, à l’exception des pays du Sud (« Global South »), dont les écosystèmes sont beaucoup moins avancés dans leur développement. L’Irlande est bonne première avec plus de 15 collaborations moyennes par auteur, alors que la plupart des pays se situent entre 4 et 6.
La migration est peut-être un paramètre obsolète avec la pandémie et le travail à distance, mais elle permet toutefois de montrer quels pays (ou entreprises) ont la plus grande force d’attraction par rapport à d’autres qui se trouvent en position de prestataires, et d’autres encore qui montrent une certaine insularité avec relativement peu de mouvements des ressources humaines. Bien sûr, les États-Unis ont de loin la plus grande force d’attraction. Toutefois, cela pourrait se voir en partie inversé par les nouvelles politiques de visas, qui créent une occasion importante pour leurs voisins, mais les nombreux laboratoires internationaux des grandes entreprises technologiques américaines pourraient atténuer en partie ce phénomène.
2- L’équilibre entre les genres a peu progressé
Le genre3 dans arXiv est encore moins équilibré que ce que nous avions vu en observant les conférences, et la proportion est plutôt stable depuis 2007, passant seulement de 12 % à 15 % aujourd’hui.4 Les ratios varient sensiblement d’un pays à l’autre, mais la pandémie a plus fortement affecté la production des chercheuses et cette année pourrait donc être un pas en arrière au final.
3- Peu de personnes qui travaillent dans l’industrie semblent faire de la recherche fondamentale à plein temps
Sur les médias sociaux liés à l’emploi, nous constatons qu’il n’y a qu’environ 4100 personnes se présentant comme des chercheurs professionnels de l’industrie, ce qui indique peut-être un certain nombre d’auteurs travaillant principalement comme ingénieurs ou dans un autre rôle et faisant de la recherche à temps partiel. Nous avons également constaté que cela est anecdotiquement vrai parmi nos pairs. Bien que cela puisse s’expliquer par une préférence pour le travail appliqué, nous avons constaté que la proportion de la demande de chercheurs purs dans l’industrie est également faible (environ 1,7 % des offres d’emploi) et que les travaux de recherche pure dans l’industrie ne sont pas largement disponibles.5 L’ajout de données sur les taux d’obtention de diplômes, les emplois dans les universités et les laboratoires de recherche privés, et la compréhension de la durée moyenne où un chercheur publie, ainsi que sa production, permettront de répondre plus clairement à la question qui se pose, à savoir comment l’industrie influence la production de la recherche.
Ce phénomène de partage du temps entre le travail appliqué et la recherche pourrait affecter davantage l’équilibre entre les genres dans les contributions à la recherche. Certaines observations ont montré que les femmes obtiennent moins souvent des emplois qui leur permettent de continuer à contribuer à la recherche. Avec le défi que représente l’obtention d’un emploi dans la recherche pure après l’obtention du diplôme, cela met encore plus de pression sur les cohortes entrantes pour qu’elles comprennent un nombre élevé de femmes afin d’affecter le ratio global des contributions des femmes à la recherche.
4- L’ouverture de nouveaux postes a été constante, mais a connu une forte baisse en 2020
Malheureusement, les données sur la demande sont limitées à ce stade, mais le suivi des offres d’emploi mensuelles nous permet d’en avoir une idée. Nous avons constaté que la proportion de rôles d’ingénierie spécialisée, de mise en œuvre technique et de recherche dans la demande correspond étroitement à la proportion de l’offre : environ 61 % pour les rôles de mise en œuvre qui développent le logiciel à partir des capacités de l’IA, 38 % pour les rôles d’ingénierie de l’IA qui développent les modules de base de l’IA, 1 % pour les chercheurs. Nous ne connaissons pas les chiffres globaux, mais les flux mensuels ont augmenté régulièrement en 2019, de 2 à 6 % environ pour les différents titres de poste. Il n’est pas surprenant que nous ayons également constaté une baisse de 20 à 30 % de la demande pour les titres de postes concernés en 2020, mais tant 2019 que 2020 affichent des valeurs aberrantes significatives pour les personnes qui entrent en scène et qui persistent pendant la pandémie.
5- Les marchés émergents montrent des signes de rattrapage
Le Brésil et l’Inde sont des points chauds qui se développent en fonction de l’offre des rôles que nous avons suivis. Ils sont peut-être normalement réduits en raison de l’accent mis par l’industrie sur la recherche fondamentale, mais ces marchés et d’autres marchés émergents (en particulier en Amérique du Sud) ont une occasion de passer directement à la mise en œuvre, à mesure que l’outillage d’IA se démocratise et que la formation nécessaire est plus accessible par le biais de cours en ligne. Dans des pays africains comme le Nigéria, l’Éthiopie et le Rwanda, il existe une nouvelle approche de la poussée préexistante de la numérisation qui repose sur l’IA.
Le talent comme facteur de friction pour le succès de l’IA
La question de savoir si le plein potentiel de l’IA est sur-hypothéqué est une autre discussion, mais nous pouvons dire que le succès pratique de l’IA n’est pas seulement une formule qui additionne des experts de haut niveau et l’accès aux bonnes données. L’industrie de l’IA s’est d’abord concentrée sur les experts de très haut niveau car eux seuls pouvaient administrer les nouvelles techniques émergentes avec le savoir-faire adéquat pour les appliquer à des domaines nouveaux. Il est maintenant reconnu que la dynamique de cette nouvelle technologie nécessite plus que des ingénieurs et des personnes capables d’élaborer de beaux modèles pour la déployer efficacement.
L’IA est une nouvelle génération de logiciel qui s’adapte aux données qui lui sont fournies; elle est codée avec des données plutôt qu’avec des règles logiques. Les logiciels traditionnels sont statiques en comparaison, et l’IA a besoin d’un nouvel écosystème de soutien et d’infrastructure qui ne soit pas seulement élaboré mais aussi géré une fois qu’il est déployé. Pour que l’IA fonctionne à l’échelle, il faut beaucoup de nouveaux talents pour l’ingénierie des données, l’élaboration d’infrastructures, le développement de nouveaux modèles commerciaux et le suivi des objectifs.
La Commission européenne a récemment publié un sondage sur l’adoption de l’IA par les entreprises en Europe. L’obstacle numéro un identifié dans le sondage était de pouvoir embaucher du personnel ayant les bonnes compétences. Notre rapport mondial sur les talents en IA n’est qu’un premier aperçu de ces rôles professionnels et de la manière dont l’inadéquation entre l’offre et la demande peut perdurer. Il reste beaucoup à faire pour dresser un tableau complet de la situation.
Au fur et à mesure que l’IA se développe, elle deviendra de plus en plus envahissante. Nous verrons de nouveaux rôles spécialisés émerger pour gérer la nouvelle dynamique de l’IA, mais à terme, chacun devra mettre à jour ses compétences numériques pour collaborer avec cette nouvelle technologie. Nous avons déjà vu que la plupart des gens peuvent saisir le concept d’un algorithme de recommandation alimenté par l’IA et ajuster leur comportement pour affecter la sortie de l’algorithme. Cependant, les gens ont un choix très limité et ne disposent que d’outils rudimentaires pour manipuler un algorithme selon leurs besoins. Lorsque les différents outils et compétences seront normalisés tout au long de la chaîne de valeur, cela augmentera considérablement le choix et l’accès à la technologie d’IA et engendrera beaucoup plus d’innovation que ce que nous avons déjà vu avec les logiciels d’IA.
Pour y parvenir, nous devons relever le défi de combler le fossé entre la preuve de concept en laboratoire et le déploiement dans le monde réel. Les chercheurs et les ingénieurs jouent actuellement un rôle important pour aider à combler ce fossé, mais ils ne peuvent le faire seuls. Ils doivent, ainsi que les institutions qui les forment, se concentrer sur la normalisation de leurs outils et de leurs processus afin que d’autres puissent plus facilement collaborer avec d’autres en aval de la chaîne de valeur.
- Nos catégories mettent l’accent sur les aspects des rôles dans l’élaboration d’une solution d’IA, par opposition à son exécution, bien que les compétences nécessaires puissent couvrir les deux.
- La prépublication en IA est très bien acceptée, car il y est facile de tester les méthodes et de voir si elles sont reproductibles et utiles. Il est vrai que nous n’avons pas fait le tri en fonction de la popularité comme effet significatif, mais seulement pour observer où en est le volume de la recherche.
- La mesure du genre a été basée sur le prénom des auteurs. Nous reconnaissons qu’il s’agit d’une mesure grossière en raison de l’amiguïté de plusieurs noms et du fait que certaines personnes ne s’identifient ni à un genre, ni à l’autre.
- Pour les conférences, la situation n’a été que légèrement meilleure. Le rapport de l’année dernière montrait que la proportion de femmes publiées dans les conférences les plus importantes était de 18 %.
- Il est également possible que la majorité des ressources humaines restent dans la recherche en milieu universitaire et ne se créent tout simplement pas de profils d’emploi, et que les diplômes professionnels et la formation en ligne en IA représentent une part plus importante de l’offre, en partie parce qu’ils sont nettement plus rapides (brèves) que les filières de doctorat orientées vers la recherche.
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