L’apprentissage à vie : l’IA et l’avenir du monde du travail

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On me demande souvent quelles sont les principales habiletés qu’un étudiant doit acquérir en prévision de la prochaine décennie, dominée par les nouvelles technologies de l’intelligence artificielle. Je me doute bien de la raison pour laquelle on me pose cette question, mais je ne cesse de m’étonner devant cette recherche désespérée de compétences « magiques » qui permettraient d’assurer la réussite d’une carrière d’avenir.

Pour l’horizon 2020, Le Forum économique mondial a remanié sa liste de 2015, mais maintenu la résolution de problèmes complexes en tête de liste. Et je ne suis certainement pas le premier à dire que la mission de l’enseignement universitaire est de promouvoir la pensée critique, l’aptitude à apprendre et la faculté de repérer les causes et effets d’un système complexe.

Le changement apporté par la technologie consiste dans l’offre d’outils capables d’enrichir ces habiletés au cours d’une carrière professionnelle, afin d’apporter une contribution économiquement pertinente et bien rémunérée. De nos jours, les adultes sont de plus en plus nombreux à valoriser la formation continue et la curiosité constante, considérées comme des qualités essentielles pour chez un travailleur efficace et moderne. Bref, l’avenir appartient aux organisations qui mettent en pratique ce que des penseurs éclairés mettent de l’avant depuis des décennies. Le problème, c’est que les structures traditionnelles nous imposent encore de chercher ces ressources à l’extérieur du monde du travail.

Les modèles de gestion actuels recherchent essentiellement les économies d’échelle, afin de maximiser l’efficacité de tâches finement circonscrites (ce qui en fait des cibles idéales pour l’automatisation). On confie la stratégie globale à quelques hauts dirigeants, mais les cadres supérieurs peinent à pratiquer l’apprentissage continu et à assurer leur perfectionnement personnel. En conséquence, les occasions d’étude et de réflexion qui sous-tendent une vision nette des systèmes d’entreprise deviennent des moments rares, dans une routine axée sur la gestion de crise et le maintien des structures héritées du passé.

En général, dans le milieu professionnel, la priorité réside dans un souci d’efficacité plutôt que dans la remise en question des pratiques établies. La remise en question des tâches conduit généralement au départ de l’employé responsable plutôt qu’à la modification de sa fonction.

Les « jeunes pousses » (startup) ont du succès parce qu’on y établit fermement que chacun peut définir son rôle et remanier la structure qui l’encadre. Certaines d’entre elles comptent aujourd’hui parmi les plus grandes réussites internationales, parce que leurs employés ont été responsabilisés : ils agissent sur les orientations stratégiques et leurs rapports avec l’entreprise, et peuvent façonner leurs tâches pour s’adapter à de nouvelles données.

Chez Element AI, ma propre « jeune pousse », tous les employés créent des actifs de propriété intellectuelle. Après un an à peine, chacun peut y modifier son rôle et son atelier, pour influer directement sur la structure administrative globale. On pourrait y voir une source d’insécurité, mais c’est un cadre idéal dans le domaine de l’intelligence artificielle, qui évolue à la vitesse de l’éclair. Il faudrait vite fermer boutique si nous n’avions pas tous la possibilité d’innover chaque jour dans notre travail.

Optimisation, simplification, régie et contrôle

La durée de vie d’une entreprise classique varie de 20 à 30 ans. Au démarrage, il faut penser à une prestation originale et rémunératrice, développer un marché, puis assurer sa croissance en misant sur l’optimisation. Mais une telle démarche complique les possibilités de changement. Sans compter que les attentes évoluent. Pour les clients, vous devez adapter et personnaliser votre produit ou service, et faire preuve de souplesse en toutes circonstances. Amazon illustre parfaitement ce profil : au quatrième rang mondial par sa capitalisation boursière, l’entreprise est restée fidèle à son modèle adaptatif et continue d’absorber toutes les occasions qui se présentent. Pourtant, Amazon constitue une exception.

Les grandes entreprises optimisent les activités qu’elles maîtrisent déjà, et s’attaquent parfois à des inconnues dont elles connaissent l’existence hors de leur sphère habituelle. Toutefois, elles sont bien mal préparées pour affronter la « méta-ignorance », c’est-à-dire les occasions nouvelles dont elles n’ont pas la moindre idée. Amazon et ses semblables prospèrent parce qu’elles parviennent à détecter des dynamiques dont elles ignoraient jusqu’à l’existence. Autrement dit, il faut savoir gérer la réussite et déterminer précisément quelles sont les occasions qu’on cherche à développer.

Malheureusement, on accorde trop d’attention à cette gestion du succès, avec une approche visant à optimiser, simplifier, régir et contrôler une solution face à un problème qui se métamorphose sans cesse. Ce faisant, nous perdons de vue les facteurs réels de la réussite : découvrir ces occasions qui passent complètement sous le radar, et maintenir une faculté d’adaptation rapide.

Pour apprendre et s’adapter, il faut « aplanir et accélérer »

Avec la révolution cyberindustrielle, les entreprises pourront – voire devront – abandonner le modèle de commande et de contrôle au profit de l’apprentissage et de l’adaptation. Or, les technologies de l’IA ont un rôle important à jouer dans cette transition. Le concept d’industrie 4.0 et les technologies comme l’Internet des objets et l’intelligence artificielle renouvellent les perceptions dans le monde de l’entreprise. C’est un peu comme un aveugle qui recouvrirait soudainement le sens de la vue. Les divers secteurs commencent à peine à découvrir et à intégrer les opportunités dont elles ignoraient jusqu’à l’existence. Il n’est pas facile de refaçonner une structure organisationnelle sous ce nouveau paradigme, mais c’est possible.

Tous les évangélistes du numérique l’affirment : la transformation n’est pas facile à faire accepter. Quant à la mise en pratique, ces évangélistes auront plus d’expériences négatives que positives à relater sur les sociétés déjà mobilisées, alors que l’arrivée de l’IA met la barre encore plus haute. Malgré tout cela, j’ai recueilli un exemple fort éloquent au cours d’une table ronde qui se tenait l’été dernier à l’Institut Aspen. Chose étonnante, il provenait d’une des organisations les plus rigides et hiérarchisées qu’on puisse imaginer : l’Armée américaine.

Au milieu des années 2000, le général Stanley McChrystal était à la tête du Commandement conjoint des opérations spéciales (JSOC), qui supervise toutes les unités d’élite au sein des divisions de l’Armée américaine. À l’entrée en poste du général, la mission du JSOC consistait à exécuter des missions sélectives, minutieusement planifiées. L’information recueillie dans ces opérations devait être transmise à des analystes du renseignement basés aux États-Unis, ce qui réduisait sa pertinence sur le terrain.

Le général McChrystal a décidé qu’un changement s’imposait : le JSOC devait aplanir et accélérer son fonctionnement. Pour éliminer les goulets d’étranglement et augmenter le flux d’information, il a incorporé des analystes de Washington dans les équipes du JSOC, sur les lignes de front. Il a aussi mis en œuvre plusieurs politiques et pratiques qui ont donné aux militaires l’autonomie nécessaire pour réagir rapidement. Le fin mot de l’histoire, c’est que le JSOC a pu réaliser 300 opérations par mois, plutôt que 10. Je recommande fortement la lecture du cahier gratuit offert en ligne ici.

Une autre lecture instructive : The Fifth Discipline, de Peter Senge. L’auteur y décrit de façon très claire les 5 préceptes d’une entreprise en apprentissage.

Les 5 préceptes d’une entreprise en apprentissage

  1. Pensée systémique – Appréhender l’entreprise comme une structure unique, constituée de nombreux sous-systèmes dont elle fait également partie. Cette façon de voir le monde est essentielle pour comprendre les relations de cause à effet.
  2. Maîtrise personnelle – L’apprentissage s’effectue au niveau individuel, ce qui signifie que chaque personne doit posséder ses propres motifs et objectifs de perfectionnement.
  3. Modèles mentaux – Nos comportements sont fondés sur des hypothèses fondamentales touchant notre environnement. Ces hypothèses inconscientes restreignent les occasions d’apprentissage et peuvent même bloquer l’acquisition de connaissances.
  4. Vision commune – En partageant une vision commune ancrée dans la vision particulière de chacune des équipes de terrain, les employés sont mieux à même d’orienter leur travail (et leur apprentissage) et de réagir rapidement aux nouvelles données, au profit de la société.
  5. Apprentissage en équipe – La fusion des apprentissages individuels peut dépasser la simple addition des connaissances quand les personnes et les équipes franchissent leurs frontières pour entamer un dialogue.

La « cinquième discipline » de Peter Senge consiste dans la pensée systémique : la capacité d’entrevoir des interconnexions qui démontrent les effets d’une chose sur une autre. La complexité d’un organisme s’explique du fait qu’il est un système de systèmes. Justement, l’intelligence artificielle excelle pour connecter des systèmes disparates. Et elle avance à grands pas. Il est essentiel de garder un esprit absolument ouvert face à notre mode de fonctionnement, ne serait-ce que pour aborder la complexité naissante et croissante de cette nouvelle technologie.

L’IA, une arme à double tranchant

L’intelligence artificielle amplifie, d’une part, l’extraordinaire complexité du monde, car elle réduit l’espace de transition vers un lot de technologies viables que nous n’attendions pas avant des années, voire des décennies. Mais, d’autre part, elle constitue un nouvel outil prometteur pour aborder cette complexité.

Nous fonctionnons toujours à partir d’hypothèses fondées sur les observations du monde que nous avons faites dans le passé. À chaque changement de l’environnement correspond l’établissement de nouvelles règles et leur dissémination dans l’organisation, un processus extrêmement coûteux et laborieux. On commence par une réponse coordonnée, qu’il faut ensuite répliquer à tous les niveaux (nouvelles formations, présentation des changements aux employés) – sauf qu’il est très pénible de s’opposer à des processus rigides.

L’intelligence artificielle sabre les coûts de l’implantation de nouvelles règles, car elle permet de simuler des scénarios d’analyse de complexité, qui éliminent la difficile collecte d’information visant à justifier un changement d’orientation. Des ajustements mineurs peuvent être exécutés de façon automatique, laissant aux cadres plus de temps pour étudier les grandes décisions stratégiques et les informations qui n’ont pas encore été injectées dans une IA (par exemple, des décisions de la dernière réunion du Conseil). Dans un cas comme dans l’autre, on peut implanter de nouvelles règles rapidement en évitant les communications déformées, les retards et les temps de latence*.

Pour les organisations qui auraient ignoré les évangélistes du numérique, ces idées impliquent un sérieux remaniement des systèmes informatiques, simplement pour rester dans la course. Mais à moins que vous ne soyez une entreprise au premier stade du démarrage (ou Amazon), vous devrez, dans le nouveau contexte créé par l’intelligence artificielle, refaçonner vos structures et vos motivations d’apprentissage, et transformer vos employés en travailleurs du savoir**.

L’entreprise en apprentissage impose des changements difficiles

Le personnel d’une société moderne ne peut plus se soucier seulement de son environnement, de son service ou de son espace de travail. En retour, on ne peut valoriser la contribution des employés sans les responsabiliser et les faire participer, au quotidien, au façonnement des orientations stratégiques de l’organisation. L’ère de l’information nous a appris que le défi majeur des entreprises dans leur démarche vers le monde du travail à venir réside dans trois changements essentiels :

  1. Porter le traitement de l’information sur la ligne de front.
  2. Accroître l’autonomie dans la prise de décisions.
  3. Modifier les incitatifs pour permettre la prise de risque et l’échec.

Porter le traitement de l’information sur la ligne de front – Il s’agit d’abroger les structures hiérarchiques et de permettre aux employés de terrain de jauger le reste du système et ses mécanismes internes. Un investissement dans des outils favorisant les travailleurs du savoir implique la rupture des silos et la décentralisation de la source d’information.

Ces travailleurs devront faire preuve de créativité pour assembler les précieuses données fournies par l’intelligence artificielle et s’ajuster à la situation d’ensemble. Les exécutants doivent être bien outillés pour comprendre la dynamique d’ensemble de l’entreprise. « Quels sont nos paramètres? » « Que cherchons-nous à accomplir? » « Quelle est la nature de notre prestation client? » Il faut offrir au personnel une vue d’ensemble grâce aux outils IA, qui fournissent de précieuses données exploitables et établissent une orientation commune. Les employés qui se confinent à la sphère de leurs tâches seront les premiers à être remplacés, quel que soit leur niveau.

Accroître l’autonomie pour la prise de décisions – L’idée consiste ici à faire circuler l’information pendant qu’elle est encore utile. L’intuition doit guider tout ce qui concerne l’autorité, l’accès à l’information et la prise de décisions. Il faut établir un climat de confiance pour aplanir la hiérarchie.

Le rôle d’un leader est de poser les meilleures questions possible. Laissons de côté les augmentations marginales d’efficacité, que l’intelligence artificielle pourra bientôt prendre en charge de toute façon. Concentrons-nous plutôt sur la façon de guider les systèmes, de construire des boucles de rétroaction en appui aux résultats souhaités, et apprenons à éliminer le superflu. Le consommateur facilitera certains de ces changements, mais c’est l’organisation qui devra en piloter la majeure partie. Acquérir les compétences de l’avenir, c’est apprendre à poser des questions judicieuses. Les meilleurs candidats sauront comment établir les hypothèses les plus justes et les vérifier très rapidement. Voilà une approche qui exige de l’autonomie face aux possibilités d’expérimentation, ce qui m’amène au point suivant…

Modifier les incitatifs pour permettre la prise de risque et l’échec – Tentez une chose après l’autre. Donnez à vos employés le droit à l’erreur, puis exploitez ce qui fonctionne bien et abandonnez les projets qui n’aboutissent à rien. Les solutions élaborées pour nos divers secteurs et groupes commerciaux exigeront une attitude ouverte face à l’échec et à l’erreur. Il est tout aussi important de déterminer ce qui ne fonctionne pas que de savoir reconnaître les réussites.

Certains incitatifs peuvent nous aider à mieux échouer! En effet, nous pouvons limiter l’échec, et nous pouvons apprendre davantage de nos erreurs. Il s’agit en fait d’éliminer les tendances contre-productives, comme la peur du risque, l’occultation des échecs et le rejet du blâme au moment des bilans.

La transformation de la société sous la perspective de l’IA

Les crises ont l’avantage de susciter une ouverture d’esprit temporaire. Or, l’intelligence artificielle représentera une crise généralisée. Mais il s’agira d’un changement permanent, qui commandera une ouverture d’esprit continuelle. Des remaniements fondamentaux s’imposeront sur une vaste échelle, tels qu’illustrés par les préceptes de l’entreprise en apprentissage de Peter Senge. Les prochaines années verront l’émergence d’approches très variées d’une organisation à l’autre.

Il est impossible de réécrire les lois ou de réinventer de A à Z nos pratiques commerciales. Nous avons besoin de principes directeurs pour réexaminer la conception créative, pour adapter nos lois et politiques, et même pour modifier notre vision du monde et nos relations interpersonnelles en prévision des bouleversements technologiques annoncés.

Le recours à de tels principes m’apparaît indispensable dans notre société, qui doit accueillir l’intelligence artificielle et apprendre à traiter avec ses répercussions. La technologie n’est pas un phénomène en vase clos : elle apparaît dans un cadre fait de lois précises, de codes déontologiques, de justice sociale, d’externalités et de tout ce qui guide nos pratiques commerciales. Malgré son impact sur ces éléments, elle ne peut corriger seule les problèmes connexes, et elle risque même de les amplifier, sauf si nous en profitons pour modifier les mentalités.

* Beaucoup de postes se trouveront de ce fait abolis (notamment les maillons de la chaîne de communication), et les cadres intermédiaires seront probablement appelés à devenir des travailleurs de terrain. Il s’agit d’une question primordiale qui mérite d’être analysée par tous les secteurs de la société, et je compte y revenir en détail bientôt.

** Le travailleur du savoir ne se contente pas d’être bien informé : il fait preuve de créativité dans ses analyses pour faire naître de nouvelles idées et enrichir la propriété intellectuelle.

Je publie également ces billets sur Medium et sur LinkedIn.

Photo par Ghost Presenter.

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